CONCEPTION DE PRESSE ET D'ÉDITION ET PONSON ./. FRANCE

Gericht

European Court of Human Rights


Art der Entscheidung

Entscheidung


Datum

05. 03. 2009


Aktenzeichen

26935/05


Entscheidungsgründe


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D'ÉDITION ET PONSON c. FRANCE

(Requête no 26935/05)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mars 2009

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Société de Conception de Presse et d'Edition et Ponson c. France,

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Peer Lorenzen, Président,
Rait Maruste,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, judges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 février 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 26935/05) dirigée contre la République française. La société de droit français « Société de Conception de Presse et d'Edition » et M. Gérard Ponson, ressortissant français (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 juillet 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par la S.C.P. Piwnica & Molinié, avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent en particulier la violation de leur droit à la liberté d'expression garantie par l'article 10, pris isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention.

4. Le 11 juillet 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Les requérants, la Société de Conception de Presse et d'Edition et M. Gérard Ponson, sont d'une part une société anonyme de droit français dont le siège social est situé à Levallois-Perret et d'autre part un ressortissant français, né en 1964 et résidant à Paris. Le magazine Entrevue était édité par la société requérante, dont M. Gérard Ponson était le directeur de publication. Selon la source AEPM 2007-2008 (Association pour la promotion de la presse magazine, qui édite des études d'audience), il s'agit du magazine français le plus lu par les hommes entre 15 et 24 ans.

6. En juin 2002, un reportage, publié en pages 116, 117, 118 et 119, était consacré aux rapports entre l'argent et le sport. Il était annoncé en page de couverture par une photographie de Zinédine Zidane portant la légende « les sportifs les mieux payés au monde ».

7. La page 116 du magazine était intitulée « Les sportifs gagnent de plus en plus d'argent. Mais au niveau des salaires et des contrats publicitaires, les Européens restent à la traîne des Américains. « Entrevue » examine le classement des rois du sport business ». Sur cette page figurait une photographie de Michael Schumacher arborant les couleurs d'une marque de cigarette (M.), ainsi que deux encadrés intitulés « Vu à la télé » l'un consacré à Zinédine Zidane et l'autre à Michael Schumacher, ce dernier y étant désigné comme « le sportif le mieux payé du monde ».

8. La page 117 titrait en gros caractères : « Le fric des sportifs. La domination américaine ». Ce titre était accompagné du texte suivant :

« Michael Schumacher est le sportif le mieux payé du monde. Mais en gagnant plus d'un million de nos vieux francs par jour, il fait figure d'exception. Avec le boxeur britannique Lenox Lewis, le pilote allemand est en effet l'un des deux Européens classés dans le top 15 des sportifs les mieux classés de la planète. Ce classement donne la mesure du fossé que représente l'Atlantique. Ainsi Zinédine Zidane, le meilleur footballeur mondial et aussi le mieux payé, n'arrive qu'en 23ème position. Il est pourtant l'emblème d'un sport planétaire qui compte plus de pratiquants, de supporters et de spectateurs que n'importe quelle autre discipline. Mais notre football n'est pas aussi populaire aux Etats-Unis que le basket, le base-ball ou le foot américain. Pour gagner beaucoup d'argent, il faut donc se classer parmi les meilleurs, plutôt dans un sport individuel et, en plus, disposer d'une image qui fait vendre aux Etats-Unis. C'est le cas de Tiger Woods, le golfeur le mieux payé de tous les temps, qui se place en deuxième position derrière Schumacher. Le golf n'est pourtant pas un sport de masse, mais ce surdoué de 25 ans domine un jeu réservé à l'élite qui draine des sponsors de prestige, et, en plus, il est Américain. Et aux USA, les sportifs sont considérés comme des stars de show-business. « Entrevue » vous introduit dans le panthéon des sportifs les mieux payés au monde. »

9. La page 118 était divisée en deux parties. La partie gauche de la page comportait elle-même deux sous-titres :

« Jean-Philippe : Zidane n'est que le footballeur le plus cher du monde ! »

« Le sport n'échappe pas à la domination économique américaine ».

10. La partie droite de la page comportait trois photographies, chacune assortie d'une légende.

11. La photographie du haut donnait à voir le casque de Michael Schumacher aux couleurs de la marque M. accompagnée du commentaire suivant : « F1 Michael Schumacher : 65 M €/an (430 MF), dont 34 M € de salaire. Le reste provient des contrats de pub (...) ».

12. En regard de cette page, la page 119 intitulée « Sport business. La domination américaine » comportait six photographies représentant des sportifs et faisant référence, soit aux contrats publicitaires dont ils bénéficiaient, soit à leur nationalité.

13. Par ailleurs, l'avant-dernière page du magazine comportait une série de photomontages satiriques dont l'un représentait deux paquets de cigarettes de la marque M. découpés de manière à évoquer deux formes humaines accomplissant un acte de sodomie avec la légende « Attention, fumer... donne le cancer de l'anus ».

14. Le 3 juillet 2002, le Comité national contre le tabagisme (C.N.C.T.) fit citer directement à comparaitre devant la 31e chambre du tribunal de grande instance de Paris M. Ponson en qualité de prévenu et la société Conception de presse en qualité de civilement responsable du chef de publicité directe ou propagande en faveur du tabac ou de ses produits, concernant les photographies et le photomontage.

15. Par un jugement du 11 juillet 2003, le tribunal de grande instance estima que le photomontage publié en avant-dernière page ne constituait pas une propagande ou une publicité en faveur du tabac, mais déclara M. Ponson coupable de publicité directe ou propagande en faveur du tabac ou de ses produits en raison des photographies publiées en pages 116 et 118 du magazine. M. Ponson fut condamné à une amende délictuelle de 20 000 euros (EUR), la société d'édition étant quant à elle déclarée solidairement responsable du paiement de cette amende. Les requérants furent enfin condamnés solidairement à verser au C.N.C.T., partie civile, la somme de 2 000 EUR à titre de dommages et intérêts. Le tribunal estima que les photographies incriminées, à l'exception du photomontage, ne constituaient pas une propagande puisque ce sont des marques et non des produits génériques qui y figuraient. Il releva que, selon le prévenu, ces marques étaient destinées à sensibiliser le public sur la part des revenus des sportifs provenant de la publicité. Il considéra que, bien qu'effectuée « à titre d'information » selon la défense, la publication en pages 116, 117 et 118 de photographies d'événements sportifs et de sportifs connus, sur lesquelles figure de manière apparente et répétée la marque de tabac [M.], constituait une publicité illicite de cette marque, le journal Entrevue en faisant, de la sorte, la promotion auprès de son lectorat. Concernant le photomontage, le tribunal estima qu'il ne constituait pas une propagande ou une publicité en faveur du tabac. Il précisa que cette photo, volontairement provocatrice, donnait une image négative du tabac et de la marque de cigarettes représentée. Il indiqua que le texte qui l'accompagnait tournait en dérision le message sanitaire figurant sur les paquets de cigarettes, mais n'avait pas comme objet ou comme effet de promouvoir le tabac et ses produits. Selon lui, ce photomontage apparaissait à la page humoristique et satirique du journal, lequel ne comportait que des photographies de genre parodique et humoristique, ce dernier devant dans une certaine mesure obéir au principe de tolérance au nom de la liberté d'expression. S'agissant du respect du droit à l'information des lecteurs et du droit des photographes au respect de leurs œuvres et, plus particulièrement, du respect de l'article 10 de la Convention, le tribunal estima que le droit des auteurs au respect de leurs œuvres n'était pas exclusif du respect de la législation en matière d'ordre public de protection, dont relève la loi Evin. Il énonça que la modification apportée à une photographie, consistant notamment en un recadrage ou un « floutage » sur la marque de cigarettes, ne constituait pas une atteinte au droit des photographes sur leurs œuvres.

16. Le C.N.C.T. et le ministère public interjetèrent appel de ce jugement.

17. Le 27 janvier 2004, la cour d'appel confirma le jugement dans toutes ses dispositions pénales et retint également la culpabilité du prévenu et la responsabilité civile de la société pour le photomontage satirique. L'infirmant s'agissant du montant des dommages-intérêts accordés au C.N.C.T., elle condamna M. Ponson et la Société de conception de presse au paiement de 10 000 EUR. La cour d'appel considéra qu'en publiant des photographies de la voiture de compétition du pilote Michael Schumacher, sur lesquelles apparaissait le nom de la marque de cigarettes [M.], sponsorisant son écurie, le prévenu et la société civilement responsable s'étaient rendus coupables du délit de publicité illicite en faveur du tabac, prévu par l'article L. 3511-3 du code de la santé publique. Elle estima par ailleurs qu'en publiant un photomontage satirique, représentant deux paquets de cigarettes de la marque [M.], avec la légende : « attention, fumer... donne le cancer de l'anus », le prévenu et la société civilement responsable s'étaient également rendus coupables du délit de publicité illicite en faveur du tabac, dès lors que cette publicité rappelait la marque et le paquet de cigarettes [M.] et tournait en dérision les mentions légales d'informations obligatoires inscrites sur les paquets de cigarettes.

18. Les requérants formèrent un pourvoi contre cet arrêt invoquant notamment les articles 10 et 14 de la Convention.

19. Le 11 janvier 2005, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi, estimant que les énonciations de l'arrêt de la cour d'appel étaient exemptes d'insuffisance comme de contradiction et établissaient l'existence d'un acte en faveur d'un organisme, d'une activité et d'un produit, qui, par son graphisme, sa présentation et l'utilisation d'une marque, avait pour effet de rappeler le tabac ou un produit du tabac. Elle retint que la cour d'appel avait caractérisé en tous ses éléments le délit de publicité indirecte en faveur du tabac.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

A. Législation et jurisprudence internes

20. Les dispositions pertinentes du code de la santé publique, issues de la loi no 91-32 du 10 janvier 1991, dite loi Evin, sont les suivantes :

Article L. 3511-3

« La propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1 ainsi que toute distribution gratuite ou vente d'un produit du tabac à un prix de nature promotionnelle contraire aux objectifs de santé publique sont interdites.

(...) Toute opération de parrainage est interdite lorsqu'elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité directe ou indirecte en faveur du tabac, des produits du tabac ou des ingrédients définis au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1. »

Article L. 3511-4, alinéa 1

« Est considérée comme propagande ou publicité indirecte la propagande ou la publicité en faveur d'un organisme, d'un service, d'une activité, d'un produit ou d'un article autre que le tabac, un produit du tabac ou un ingrédient défini au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1 lorsque, par son graphisme, sa présentation, l'utilisation d'une marque, d'un emblème publicitaire ou un autre signe distinctif, elle rappelle le tabac, un produit du tabac ou un ingrédient défini au deuxième alinéa de l'article L. 3511-1. »

Article L. 3511-5

« La retransmission des compétitions de sport mécanique qui se déroulent dans des pays où la publicité pour le tabac est autorisée, peut être assurée par les chaînes de télévision. »

Article L. 3512-2

« Les infractions aux dispositions des articles L. 3511-2, L. 3511-3 et L. 3511-6 sont punies de 100 000 euros d'amende. En cas de propagande ou de publicité interdite, le maximum de l'amende peut être porté à 50 % du montant des dépenses consacrées à l'opération illégale.

En cas de récidive, le tribunal peut interdire pendant une durée de un à cinq ans la vente des produits qui ont fait l'objet de l'opération illégale.

Le tribunal ordonne, s'il y a lieu, la suppression, l'enlèvement ou la confiscation de la publicité interdite aux frais des délinquants.

Le tribunal peut, compte tenu des circonstances de fait, décider que les personnes morales sont en totalité ou en partie solidairement responsables du paiement des amendes et des frais de justice mis à la charge de leurs dirigeants ou de leurs préposés (...) »

21. La Cour de cassation, dans un arrêt du 14 mai 2008, a eu l'occasion de se prononcer sur la question des rediffusions d'images d'événements sportifs intervenant plusieurs heures ou plusieurs jours après l'épreuve (Cass. Crim., 14 mai 2008, no 07-87.128). Elle a estimé que, bien que cela ne soit pas expressément précisé, l'article L. 3511-5 du code de la santé publique entendait limiter l'autorisation donnée aux chaînes de télévision de retransmettre les compétitions de sport mécanique aux strictes nécessités de l'information sportive sur la course et son environnement, donnée en temps réel ou dans des situations proches du temps réel. Dès lors, elle a précisé que cette autorisation ne saurait s'étendre aux diverses rediffusions d'images intervenant plusieurs heures ou plusieurs jours après l'épreuve, dans des conditions où il est techniquement possible de sélectionner les plans ou d'intervenir pour éviter ou dissimuler les références aux marques de produits du tabac ou logos rappelant ces marques. Les médias audiovisuels doivent prendre les mêmes précautions que les médias de presse écrite lorsqu'ils ne retransmettent pas la course au moment même où elle se déroule.

B. Droit communautaire

22. Le 6 juillet 1998, la directive 98/43/CE du Parlement européen et du Conseil fut adoptée au sujet de la publicité et du parrainage en faveur des produits du tabac au sein de l'Union européenne. Par un arrêt du 5 octobre 2000, la Cour de justice des Communautés européennes (C.J.C.E.) annula cette directive au motif de l'incompétence du législateur communautaire pour l'adopter (affaire C 376-98). L'avocat général, dans ses conclusions du 15 juin 2000, avait estimé que « le législateur communautaire avait des motifs raisonnables de croire qu'une large interdiction de la promotion du tabac aboutirait à une réduction significative des niveaux de consommation et contribuerait, ainsi, à protéger la santé publique ». Dans son arrêt, la Cour estima que la directive ne constituait pas une restriction disproportionnée à la liberté d'expression dans la mesure où elle imposait une large interdiction de la publicité en faveur des produits du tabac. Elle ajouta cependant qu'il n'en allait pas de même de l'interdiction de la publicité pour les produits de diversification, et qu'il « n'allait pas de soi que la publicité pour les produits et services autres que le tabac portant des marques ou autres éléments distinctifs associés au tabac puisse avoir un effet sur le niveau de consommation de ces derniers produits, de manière globale ».

La directive 98/43/CE a été remplacée par la directive 2003/33/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 mai 2003 visant à harmoniser les dispositions des Etats membres en matière de publicité et de parrainage en faveur des produits du tabac. Elle a pour objet de réglementer, vu l'interdiction globale du tabac, la publicité et le parrainage dans les médias, et d'éliminer les entraves à la libre circulation des marchandises et des services. Désormais, l'apposition de publicité sur les panneaux d'un site sportif, mais aussi sur les véhicules ou les sportifs eux-mêmes, est interdite lors des manifestations ou activités ayant des effets transfrontaliers. Les articles pertinents sont les suivants :

Article 3

« Publicité dans les médias imprimés et dans les services de la société de l'information

1. La publicité dans la presse et d'autres médias imprimés est limitée aux publications exclusivement destinées aux professionnels du commerce du tabac et aux publications qui sont imprimées et éditées dans des pays tiers, lorsque ces publications ne sont pas principalement destinées au marché communautaire. Toute autre publicité dans la presse et d'autres médias imprimés est interdite.

2. La publicité qui n'est pas autorisée dans la presse et d'autres médias imprimés n'est pas autorisée dans les services de la société de l'information. »

Article 4

« Publicité radiodiffusée et parrainage

1. Toutes les formes de publicité radiodiffusée en faveur des produits du tabac sont interdites.

2. Les émissions radiodiffusées ne font pas l'objet d'un parrainage par des entreprises dont l'activité principale consiste à fabriquer ou à vendre des produits du tabac. »

23. Par un arrêt du 12 décembre 2006, la C.J.C.E. se prononça sur des dispositions de la directive 2003/33/CE. Il s'agissait de l'affaire C-380/03 ayant pour objet un recours en annulation au titre de l'article 230 CE, introduit le 9 septembre 2003 par l'Allemagne contre le Parlement et le Conseil :

« 147 (...) Par ailleurs, compte tenu de l'obligation pour le législateur communautaire de garantir un niveau élevé de protection de la santé des personnes, [les articles 3 et 4 de la directive] ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

152 (...) Quant à l'interdiction du parrainage d'émissions radiodiffusées prévue à l'article 4, paragraphe 2, de la directive, il ne résulte pas des considérants de la directive ni, plus particulièrement, du cinquième de ces considérants qu'en ne limitant pas une telle mesure aux activités ou aux manifestations ayant des effets transfrontaliers, à l'instar de l'article 17, paragraphe 2, de la directive 89/552, le législateur communautaire ait excédé les limites du pouvoir d'appréciation dont il dispose dans ce domaine.

153 Cette interprétation n'est pas remise en cause par la thèse de la requérante selon laquelle de telles mesures d'interdiction aboutiraient à priver les entreprises de presse de recettes publicitaires importantes, voire contribueraient à la fermeture de certaines entreprises et porteraient atteinte, in fine, à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la CEDH.

154 Il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, si le principe de la liberté d'expression est expressément reconnu par l'article 10 de la CEDH et constitue un fondement essentiel d'une société démocratique, il résulte toutefois du paragraphe 2 de cet article que cette liberté est susceptible de faire l'objet de certaines limitations justifiées par des objectifs d'intérêt général, pour autant que ces dérogations sont prévues par la loi, inspirées par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ladite disposition et nécessaires dans une société démocratique, (...)

155 De même, ainsi que l'ont souligné à juste titre le Parlement, le Conseil et les parties intervenant à leur soutien, le pouvoir d'appréciation dont disposent les autorités compétentes, s'agissant de la question de déterminer où se trouve le juste équilibre entre la liberté d'expression et les objectifs d'intérêt général visés à l'article 10, paragraphe 2, de la CEDH, est variable pour chacun des buts justifiant la limitation de ce droit et selon la nature des activités en jeu. Lorsqu'il existe une certaine marge d'appréciation, le contrôle se limite à un examen du caractère raisonnable et proportionné de l'ingérence. Il en va ainsi de l'usage commercial de la liberté d'expression dans un domaine aussi complexe et fluctuant que la publicité (voir, notamment, arrêt Karner, précité, point 51).

156 En l'espèce, même à supposer que les mesures d'interdiction de publicité ou de parrainage prévues aux articles 3 et 4 de la directive aient pour effet d'affaiblir de manière indirecte la liberté d'expression, la liberté d'expression journalistique, en tant que telle, reste intacte, les contributions rédactionnelles des journalistes n'étant, par conséquent, pas affectées. (...)

158 Il en résulte que lesdites mesures d'interdiction ne peuvent être regardées comme disproportionnées (...) »

C. Les travaux du Conseil de l'Europe

24. Les dispositions pertinentes de la recommandation 716 (1973) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, du 27 septembre 1973, prévoient ce qui suit :

« (...) Considérant que le public est poussé à la consommation de ces produits par une publicité qui met fréquemment le tabac et l'alcool en relation avec le succès, une nature pure et un monde de bien-être ;

L'Assemblée recommande au Comité des Ministres d'inviter les gouvernements des Etats membres :

(...) à réglementer strictement ou interdire la publicité pour le tabac et l'alcool à la télévision et à la radio, et limiter la publicité pour ces produits en général, notamment dans la presse, les salles de spectacle, les rues, les endroits publics, ainsi que les stades sportifs, en s'inspirant de la Résolution AP (69) 3 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, intitulée "Réglementation de la publicité des médicaments auprès du public" ; »

25. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe adopta, le 24 juin 2002, la résolution 1286 (2002), Lutter contre le tabagisme passif et actif, qui prévoit notamment que :

« (...) L'Assemblée invite en conséquence tous les Etats membres à se doter, sans plus attendre, de législations de santé publique résolument antitabac qui :

(...) ne tolèrent – quel qu'en soit le support – aucune publicité directe, indirecte ou déguisée en faveur des produits du tabac et de ses dérivés; (...) »

D. Le rapport de la Banque mondiale

26. Le Gouvernement s'appuie sur un extrait du rapport de la Banque mondiale, « Maîtriser l'épidémie, l'Etat et les aspects économiques de la lutte contre le tabagisme », publié en avril 2000 (143 pages), dont les passages pertinents sont :

« Si les autorités interdisent de faire de la publicité sur un type de média, la télévision par exemple, les fabricants peuvent y substituer d'autres médias pour un coût analogue ou très voisin, de sorte que les chercheurs qui ont étudié l'effet sur la consommation d'une interdiction partielle de la publicité pour les cigarettes ont constaté qu'il était faible ou nul. Cependant, lorsque le gouvernement impose des restrictions multiples sur la publicité dans tous les médias et sur les activités de promotion, les fabricants ont relativement peu d'options de rechange. Depuis 1972, la plupart des pays à revenu élevé ont adopté des limites plus strictes sur un plus grand nombre de médias et sur différentes formes de parrainage. Il ressort d'une étude effectuée récemment dans 22 pays à revenu élevé, basée sur des chiffres allant de 1970 à 1992, que l'interdiction générale de la publicité et de la promotion peut réduire la consommation de cigarettes, mais que les restrictions plus limitées ont un effet faible ou nul. Si l'on imposait une interdiction absolue, concluent les auteurs de cette étude, la consommation de tabac tomberait de plus de 6 % dans les pays à revenu élevé. Les modèles fondés sur ces estimations indiquent que l'interdiction de la publicité imposée par l'Union européenne pourrait réduire la consommation de cigarettes de près de 7 %. (...) »

E. La Convention-cadre de l'Organisation mondiale de la santé (O.M.S.)

27. La Convention-cadre pour la lutte antitabac a été adoptée par les États membres le 21 mai 2003, et est entrée en vigueur le 27 février 2005. Plus de 150 pays, dont la France, l'ont ratifiée. Cette Convention-cadre contient le principe selon lequel une limitation de la publicité en faveur des produits du tabac, de la promotion et du parrainage entraîne une réduction de la consommation. L'article 13 prévoit que les États signataires s'engagent à instaurer une interdiction globale de toute publicité, promotion et parrainage en faveur du tabac. Les activités de publicité aux points de vente, par exemple, demeurent réservées. Des mesures minimales ont été prévues pour les pays qui, à l'instar des États-Unis, ne peuvent pas, en vertu de leur constitution, introduire une interdiction globale de la publicité.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

28. Les requérants dénoncent une violation de leur droit à la liberté d'expression, résultant de leur condamnation pour publicité illicite en faveur des produits du tabac. Ils invoquent l'article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la santé ou de la morale (...) »

A. Sur la recevabilité

29. Le Gouvernement conteste l'applicabilité de l'article 10 de la Convention dans la présente affaire. En premier lieu, il soutient que les messages exclusivement ou ouvertement publicitaires ne sauraient être assimilés à l'expression d'opinions, d'informations ou d'idées telles que visées par l'article 10. Il allègue que la publicité appartient au domaine de « la liberté du commerce » et non à celui « des droits de l'homme », la seule finalité de celle-ci étant la vente du produit, et que tel était le cas en l'espèce. En second lieu, il estime que la publicité litigieuse ne recelait aucune « expression » telle que protégée par les dispositions de l'article 10 de la Convention, mais se bornait à rappeler le logo d'une marque, signe distinctif d'un produit qui ne divulguerait aucune information ou idée.

30. Le Gouvernement se réfère à l'arrêt de la cour de la C.J.C.E. du 12 décembre 2006 (paragraphe 23 ci-dessus), selon lequel si les mesures d'interdiction de publicité ont pour effet d'affaiblir de manière indirecte la liberté d'expression, la liberté d'expression journalistique, en tant que telle, reste intacte.

31. Concernant le photomontage, le Gouvernement relève que « les requérants ont été assez habiles pour faire en sorte que « l'idée » exprimée soit indissociable des paquets de cigarettes ». Il admet donc que, pour cette image, l'article 10 de la Convention pourrait trouver application.

32. Les requérants rappellent que la publication litigieuse n'est pas une publicité en faveur d'une marque de tabac. Le reportage en question n'avait pas pour objet de faire connaître ou de promouvoir la marque de tabac en cause dans une perspective commerciale d'incitation à l'achat. Ils allèguent que la publication poursuivait assurément un but d'« information » au sens de l'article 10 de la Convention.

33. La Cour souligne d'abord que l'article 10 garantit la liberté d'expression à « toute personne »; il ne distingue pas d'après la nature, lucrative ou non, du but recherché (voir, mutatis mutandis, Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, § 47, série A no 178).

34. L'article 10 ne joue pas seulement pour certains types de renseignements, d'idées ou de modes d'expression (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165), notamment ceux de nature politique; il englobe aussi l'expression artistique (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 27, série A no 133), des informations à caractère commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann, précité ; Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, §§ 35-36, série A no 285-A), ou même de la musique légère et des messages publicitaires diffusés par câble (Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, §§ 54-55, série A no 173).

35. La Cour a par ailleurs précisé à plusieurs reprises que la liberté d'expression s'étend à la publication de photos (voir, notamment, Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, 14 décembre 2006, § 29).

36. En l'occurrence, les photographies incriminées révélaient plusieurs logos publicitaires sur les combinaisons du pilote de Formule 1 mais fournissaient avant tout des informations sur « le salaire des sportifs ». Quant au photomontage, la Cour relève que, de par l'image qu'il représentait et le texte qui l'accompagnait, il exprimait une « idée » au sens de l'article 10 de la Convention. La Cour a maintes fois rappelé que la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ».

37. L'article 10 de la Convention entre donc en jeu.

38. La Cour constate que cette partie de la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le bien-fondé du grief

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

i. Concernant les photographies d'événements sportifs

39. Le Gouvernement soutient que, à supposer l'article 10 applicable, l'ingérence dans la liberté d'expression des requérants était fondée sur les dispositions les articles L. 3511-3, L. 3511-4 alinéa 1 et L. 3512-2 alinéas 1 et 3 du code de la santé publique, et visait un but légitime, à savoir la protection de la santé publique.

40. Il estime que l'association sur une pleine page (p. 116) du pilote automobile Michael Schumacher en position de vainqueur et de la marque de cigarettes M., de même que l'association à la page 118 de cette même marque de cigarettes avec la réussite financière inégalée de ce pilote ont nécessairement eu un impact favorable sur la consommation du tabac et ce, d'autant plus que le lectorat du magazine est composé principalement d'hommes jeunes, sensibles à ce type de réussite. Par ailleurs, le Gouvernement insiste sur le fait que les requérants, professionnels de la presse, ne peuvent ignorer les techniques des publicitaires modernes : le simple rappel d'une marque a un effet promotionnel systématique qui est encore accentué par son association à des éléments considérés comme valorisants. Il souligne qu'en l'espèce ce sont le sport et l'argent qui ont été associés à la marque de cigarettes M.

41. S'agissant du caractère nécessaire de l'ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement rappelle que la marge d'appréciation des Etats est particulièrement large dans le domaine commercial.

42. Il évoque plusieurs sources afin de justifier la nécessité de réglementer la publicité pour le tabac. Il se réfère à la Convention-cadre de lutte anti-tabac de l'Organisation mondiale de la santé, au rapport émanant de la Banque mondiale, à la recommandation 716 (1973) de l'Assemblée du Conseil de l'Europe et à l'arrêt de la CJCE du 12 décembre 2006 (paragraphes 23 à 27 ci-dessus).

43. D'un point de vue technique, le Gouvernement note qu'il suffisait de rendre flous les logos des marques de cigarettes sur l'image publiée pour satisfaire aux prescriptions de la loi. Il soutient que ce procédé était extrêmement facile à mettre en œuvre et n'affectait aucunement le contenu de l'article.

44. Enfin, le Gouvernement estime la sanction tout à fait proportionnée. Il rappelle qu'il doit être tenu compte dans cette appréciation de l'impact de la publicité indirecte sur la santé publique et notamment sur la population la plus jeune et la plus vulnérable, de la facilité technique de se conformer à la prohibition unanimement admise dans les pays démocratiques et des gains potentiels d'une telle publicité. Il entend à cet égard contester l'assertion des requérants quant à l'âge du public auquel s'adresse leur magazine. Étant en vente libre et eu égard aux sujets développés, cette presse s'adresse tant aux hommes adultes qu'aux jeunes adolescents, population considérée comme étant plus fragile.

ii. Concernant le photomontage

45. Le Gouvernement souligne que cette image, alliant insidieusement l'acte sexuel au paquet de cigarettes, a certainement eu un impact plus positif que négatif sur le désir de fumer des lecteurs. L'effet promotionnel de cet ultime rappel de la marque (en dernière page) est tout à fait clair, sans devoir rechercher l'intention profonde des requérants. Ce photomontage entrait classiquement dans les prévisions des articles L. 3511-3 et L. 3511-4 du code de la santé publique.

46. Il estime que les requérants ne sauraient utilement invoquer le caractère parodique du photomontage pour tromper la Cour sur leur volonté de faire de la publicité en faveur de la marque M. C'est bien la mention légale figurant sur les paquets de cigarettes, imposée par la législation étatique, qui est tournée en dérision et non la marque de cigarettes. Cette image peut tout à fait être interprétée comme saluant et encourageant la transgression des recommandations légales. En tout état de cause, ce photomontage est loin de donner une image négative de la marque de cigarettes puisqu'il associe l'acte sexuel et la consommation de tabac.

b) Les requérants

i. Concernant les photographies d'événements sportifs

47. Les requérants exposent que les pages 116, 117 et 118 du magazine sur lesquelles apparaissaient le nom de la marque de cigarettes M. sponsorisant l'écurie de Michael Schumacher n'avaient aucunement pour objet de d'inciter le lecteur à fumer les produits du tabac de la firme qui le sponsorise. Au contraire, le but était de dénoncer le rôle néfaste du financement américain dans le sport en provenance des sponsors, parmi lesquels figurait notamment, mais non exclusivement, un fabricant américain de cigarettes et par conséquent constituait, à l'égard de la jeunesse amenée à réfléchir à ce problème, une contre-publicité pour la marque.

48. Ils allèguent que l'ingérence n'était pas prévue par la loi. Selon eux, l'article L. 3511-4 du code de la santé publique ne permettait pas de prévoir que la simple reproduction du logo M., pour illustrer un reportage sur l'action des sponsors américains dans le domaine du sport, en dehors de toute intention de promouvoir la marque M., pouvait être considérée comme de la publicité, directe ou indirecte. En tant que tel, l'article incriminé ne pouvait passer pour de la « publicité indirecte » au sens de la disposition susmentionnée puisqu'il n'a jamais été question d'inciter les lecteurs du magazine à fumer.

49. Ils contestent la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique. Les requérants estiment qu'il ne suffit pas d'invoquer l'intérêt de la protection de la santé publique pour restreindre la liberté d'expression. Ils contestent les conclusions du rapport de la Banque mondiale dont se prévaut le Gouvernement, et soulèvent qu'en France il n'est pas démontré que l'interdiction de la publicité en faveur du tabac, qui remonte à 1991, ait eu une quelconque incidence sur la consommation réelle de tabac. Ils notent que le Gouvernement se garde bien de produire la moindre statistique à cet égard. Pour les requérants, il n'est pas établi que l'image ait un quelconque effet sur le lecteur, et la lutte contre le tabagisme doit donc passer par d'autres moyens. Ils font valoir à cet égard que la C.J.C.E., dans son arrêt du 12 décembre 2006, ne se fonde pas sur un impératif de santé publique pour justifier la directive 2003/33/CE du Parlement européen et du Conseil, mais sur la nécessité d'assurer la libre circulation des médias (paragraphe 23 ci-dessus).

50. D'un point de vue technique, les requérants allèguent que le « floutage » de la marque de tabac aurait rendu les photographies illisibles. Il aurait aussi privé les requérants de communiquer sur un sujet, en l'occurrence l'argent dans le sport. En outre, les décisions des juridictions internes conduisent à la pénalisation automatique de toute utilisation d'une image rappelant le tabac ou ses produits, même si elle est faite à titre d'information pour en dénoncer les dangers.

51. Les requérants en concluent que la sanction est disproportionnée au but légitime que constitue la lutte contre le tabagisme.

ii. Concernant le photomontage

52. Les requérants allèguent que la parodie de la mention légale ne suffisait pas à constituer une publicité en faveur du tabac, et dénoncent une ingérence injustifiée dans leur droit à la liberté d'expression.

2. Appréciation de la Cour

53. La condamnation des requérants constitue une « ingérence» dans le droit à la liberté d'expression des requérants, prévue par la loi, et poursuit un but légitime, à savoir la protection de la santé publique. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but.

54. La Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir par exemple Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III ; Chemodurov c. Russie, no 72683/01, 31 juillet 2007, §§ 16-17 et 26), et concernant la publicité en particulier (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann, précité, § 26 ; Casado Coca, précité, §§ 35-36).

55. En l'espèce, les photographies litigieuses d'événements sportifs s'inscrivent dans le cadre d'un article à caractère informatif sur le salaire des sportifs. L'existence d'un droit pour le public de recevoir des informations a été maintes fois reconnue par la Cour dans des affaires relatives à des restrictions à la liberté de la presse, comme corollaire de la fonction propre aux journalistes de diffuser des informations ou des idées sur des questions d'intérêt public (voir, par exemple, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216 ; Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 53, Recueil 1998-I). Il ne s'agissait donc pas d'une publication à caractère « strictement » commercial, et la marge d'appréciation de l'Etat s'en trouve ainsi limitée. La Cour entend en conséquence procéder à un examen attentif de la proportionnalité de la mesure litigieuse au but poursuivi. Afin d'examiner si, en l'espèce, celle-ci était proportionnée au but poursuivi, il revient à la Cour de mettre en balance les exigences de la protection de la santé publique avec la liberté d'expression des requérants.

56. Les requérants ont été condamnés pour la publication de photographies sur lesquelles apparaissaient des logos d'une marque de cigarettes, ainsi que pour un photomontage mettant en scène la même marque de cigarettes. Le but de l'ingérence visait l'objectif de protection de santé publique poursuivi en l'espèce par la loi du 10 janvier 1991. La Cour est d'avis, avec le Gouvernement, que la restriction de la publicité en faveur du tabac et des produits du tabac constitue un axe essentiel d'une stratégie plus globale de lutte contre le fléau social que constitue le tabagisme. Cette politique suscite dans l'opinion et auprès des pouvoirs publics un intérêt soutenu. Ainsi, des considérations primordiales de santé publique, sur lesquelles l'Etat et l'Union européenne ont d'ailleurs légiféré, peuvent primer sur des impératifs économiques, et même certains droits fondamentaux comme la liberté d'expression.

57. Il existe en effet un consensus européen sur la volonté de réglementer strictement la publicité des produits en faveur du tabac (paragraphes 22 à 25 ci-dessus). Ainsi que le souligne l'avocat général dans ses conclusions du 15 juin 2000 présentées dans le cadre des affaires C-376/98 et C-74/99 de la C.J.C.E., le législateur européen avait des motifs raisonnables de croire qu'une large interdiction de la promotion du tabac au niveau européen aboutirait à une réduction significative des niveaux de consommation et protégerait la santé publique (paragraphe 23 ci-dessus). De plus, la Cour observe qu'une tendance générale à la réglementation est désormais affichée au niveau mondial (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

58. La Cour note que les requérants ont été condamnés par les juridictions nationales pour publicité illicite en faveur de produits du tabac, en vertu de l'article L. 3511-3 du code de la santé publique, laquelle prohibe la publicité directe ou indirecte en faveur du tabac ou des produits du tabac. En l'espèce, les juridictions internes ont estimé que « bien qu'effectuée à titre d'information selon la défense, la publication en pages 116, 117 et 118 de photographies d'événements sportifs et de sportifs connus, sur lesquelles [figurait] de manière apparente et répétée la marque de tabac M., [constituait] une publicité illicite de cette marque, le journal en faisant, de la sorte, la promotion auprès de son lectorat ». Elles ont également précisé que « les publicités susvisées, adressées à un lectorat jeune, en présentant ostensiblement le nom d'une grande marque de tabac, sous un aspect séduisant, en l'associant au monde du sport, à la réussite professionnelle et au goût du risque ou en tournant en dérision ou en ridiculisant les mentions légales d'information inscrites sur les paquets de cigarettes, [compromettaient] les efforts du C.N.C.T. qui tente de limiter le nombre de nouveaux consommateurs de tabac ». La Cour n'a pas à juger de l'impact réel de l'interdiction de la publicité sur la consommation. Que les publications litigieuses soient considérées comme susceptibles d'inciter à la consommation du tabac, en particulier pour les jeunes, lui paraît être un motif « pertinent » et « suffisant » pour justifier l'ingérence.

59. La Cour ne partage pas l'avis des requérants selon lequel la diffusion de l'événement serait amoindrie ou inexacte sans l'apparition des logos de marques. Elle relève que les logos des marques de cigarettes prennent sur les photographies une place conséquente, et sont particulièrement visibles et directement associés à la réussite du sportif. La Cour estime que les requérants auraient pu rendre flous lesdits logos, ce procédé technique étant très facile à mettre en œuvre, sans qu'une telle modification n'altère considérablement la substance même des photographies, ni ne porte atteinte à la retransmission exacte de l'information. Cette nuance dans l'expression était au demeurant à la portée des requérants, professionnels de la presse, qui se devaient d'être au fait des dispositions légales pertinentes et de la jurisprudence en la matière, quitte à recourir aux conseils de juristes spécialisés (voir, parmi d'autres, Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, 22 octobre 2007, § 42).

60. Par ailleurs, ainsi que le font valoir les juridictions internes, le public de ce magazine est notamment constitué de lecteurs jeunes, lesquels se trouvent être plus vulnérables. De l'avis de la Cour, il convient de prendre en compte l'impact des logos sur ces lecteurs, particulièrement sensibles à la réussite sportive ou financière.

61. Quant à la condamnation des requérants pour la publication du photomontage satirique, lequel met en relation le sexe et la marque de tabac, la Cour estime qu'il ne présente pas une image négative de celle-ci. Quant à l'argument des requérants selon lequel la mention « attention, fumer... donne le cancer de l'anus » qui l'accompagne tournerait en dérision la marque de cigarettes concernée, la Cour ne l'estime pas pertinent et considère que c'est plutôt la mention imposée par la législation qui est parodiée en l'espèce.

62. Enfin, la Cour rappelle que la nature et le quantum des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV ; Giniewski c. France, no 64016/00, § 54, CEDH 2006-...). En l'espèce, les requérants ont été condamnés à une amende délictuelle de vingt mille euros et à la somme de dix mille euros à titre de dommages et intérêts. Ces sommes sont certes non négligeables, mais il convient de les mettre en balance, pour en apprécier la lourdeur, avec les recettes d'un magazine à fort tirage comme celui-ci.

63. Compte tenu de l'importance de la protection de la santé publique, de la nécessité de lutter contre le fléau social que constitue, dans nos sociétés, le tabagisme, du besoin social impérieux d'agir dans ce domaine, et de l'existence d'un consensus européen sur la question de l'interdiction de la publicité en faveur du tabac, la Cour considère que les restrictions apportées en l'espèce à la liberté d'expression des requérants répondait à un tel besoin, et n'étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.

64. Eu égard à ce qui précède, l'ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

65. Les requérants soutiennent faire l'objet d'une différence de traitement par rapport aux médias audiovisuels diffusant des compétitions de sport mécanique dans un pays où la publicité pour le tabac n'est pas interdite, lesquels ne sont pas soumis à l'interdiction de la publicité indirecte en faveur des produits du tabac. Ils invoquent à ce titre l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 10. L'article 14 dispose :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

66. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le bien-fondé

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

67. Le Gouvernement conteste l'allégation des requérants selon laquelle la presse écrite et les médias audiovisuels seraient placés dans des situations analogues, permettant de faire valoir l'application de l'article 14 à la présente espèce. Selon lui, la différence de traitement existant entre les deux types de médias ne saurait passer pour une discrimination en faveur des médias audiovisuels, dès lors qu'elle est fondée sur une situation de fait différente.

68. Il est bien certain que la retransmission d'images en direct ne se prête pas à l'exigence de « floutage » contrairement à la presse écrite dont la publication étalée dans le temps permet la relecture et l'utilisation des moyens appropriés pour se conformer aux dispositions dont il s'agit.

69. Le Gouvernement souligne l'influence moins importante de la vision des publicités indirectes pour un téléspectateur du fait du défilement rapide des images. Or, tel n'est pas le cas de l'acheteur d'un magazine qui peut s'attarder sur chaque photographie, en examiner les détails, voire, quand il s'agit d'un portait en pleine page de son coureur favori, la découper et l'afficher sur le mur de sa chambre. Enfin, techniquement, le Gouvernement fait valoir que le « floutage » n'altère que très peu les documents, permettant ainsi de fournir au public l'information la plus complète possible.

70. Il conteste l'argument des requérants selon lequel les médias audiovisuels disposeraient des mêmes techniques que la presse. Le Gouvernement relève que le droit communautaire procède à la même distinction que le droit français et soumet à des régimes différents la presse écrite et la télévision.

71. Il conclut en affirmant que les situations de fait respectives de la presse écrite et de la presse télévisée étant totalement différentes, l'article 14 de la Convention ne saurait trouver application dans la présente affaire.

b) Les requérants

72. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et déclarent qu'il existe bien une différence injustifiée entre la presse écrite et la presse télévisuelle en ce que la loi Evin prévoit, au seul profit de cette dernière, une exception à l'interdiction de la publicité indirecte pour le tabac, alors que les situations de fait respectives des médias visés n'imposent aucunement cette différence de traitement.

73. En premier lieu, les deux médias en cause sont « placés dans une situation comparable » au sens de l'article 14 de la Convention. Ils ont assurément le même objet, à savoir la diffusion d'informations à destination du grand public.

74. En second lieu, d'un point de vue technique, la télévision est à même de flouter les images, et dispose également d'autres moyens à sa disposition. Ainsi, lors de la retransmission des grands matchs internationaux de football, les téléspectateurs ne voient pas apparaître les mêmes publicités autour du stade, celles-ci étant ciblées suivant le pays auquel la retransmission est destinée. Les requérants estiment qu'il n'existe pas de raisons objectives pour lesquelles la presse écrite devrait rendre floues les images, et pas la télévision, alors même que l'impact des médias audiovisuels sur l'opinion publique est plus fort que celui de la presse. Ils rappellent à ce titre la décision de la Commission du 16 avril 1991, dans laquelle elle a considéré que « l'impact potentiel du moyen concerné revêt de l'importance et l'on s'accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite » (Purcell et autres c. Irlande, no 15404/89, décision de la Commission du 16 avril 1991, Décisions et rapports (DR) 70, p. 262). Par ailleurs, dans l'arrêt Jersild c. Danemark, la Cour a estimé que « par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l'écrit n'est pas apte à faire passer » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298). Selon les requérants, la retransmission d'une compétition de Formule 1, où la publicité est bien plus visible encore (elle apparaît non seulement sur la combinaison des coureurs, mais aussi tout autour de la piste et sur les tribunes) a ainsi bien plus d'impact sur le public que la publication d'une photographie dans un magazine.

75. Ainsi, la différence de traitement n'étant pas justifiée, la violation de l'article 14 de la Convention est bien constituée.

2. Appréciation de la Cour

76. D'après la jurisprudence constante de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d'autres, Fretté c. France, no 36515/97, § 34, CEDH 2002-I).

77. La Cour relève que le grief des requérants vise à contester l'article L. 3511-5 du code de la santé publique, qui autorise les médias audiovisuels à retransmettre en France les compétitions de sport mécanique – sans cacher les marques de cigarettes disposées sur les automobiles, les combinaisons des pilotes ou le circuit – lorsqu'elles se déroulent dans des pays qui autorisent la publicité pour les produits du tabac. La première question à laquelle la Cour doit répondre est de savoir si la presse écrite et les médias audiovisuels peuvent être considérés comme placés, dans l'absolu, dans des situations analogues.

78. La Cour doit dès lors prendre en compte les considérations techniques invoquées. Ainsi que l'ont relevé les juridictions internes, les moyens techniques ne permettent pas à l'heure actuelle de dissimuler les emblèmes, logos ou publicités sur les images retransmises dans les médias audiovisuels. En revanche, il est possible de ne pas photographier de tels signes, de les cacher ou de les rendre flous sur les pages de magazines. Les médias de presse écrite disposent ainsi du temps et des facilités techniques nécessaires pour modifier l'image et rendre flous les logos rappelant des produits du tabac.

79. En outre, la Cour relève qu'à l'occasion d'un litige portant sur la question des rediffusions d'images d'événements sportifs intervenant plusieurs heures ou plusieurs jours après l'épreuve, la Cour de cassation a confirmé que la retransmission d'une course en temps réel constitue la seule exception à l'interdiction de la publicité indirecte en faveur des produits du tabac (paragraphe 21 ci-dessus).

80. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour est d'avis que les médias audiovisuels et les médias de presse écrite ne sont pas placés dans des situations analogues ou comparables.

81. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 10.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention ;

3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 10.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mars 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Peer Lorenzen Greffière Président


ARRÊT SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D'ÉDITION ET PONSON c. FRANCE

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